M. Manuel VALLS
Premier Ministre
Hôtel Matignon
57 rue de Varenne 75007 Paris
Paris, le 24 juin 2015
Monsieur le Premier Ministre,
Vous rencontrez prochainement M. Rafael Correa, Président de la République de l’Équateur. Nous souhaitons attirer votre attention sur la situation extrêmement préoccupante des droits de l’information et de la liberté d’expression dans ce pays.
Le Président et son gouvernement dirigent une campagne systématique d’intimidation contre les journalistes, les rédacteurs en chef et les éditeurs de médias d’information indépendants.
Votre visite coïncide avec le deuxième anniversaire du vote par le parlement équatorien, le 23 juin 2013, de la très controversée Loi Organique de Communication. Aujourd’hui, cette loi est un instrument au service du pouvoir exécutif pour punir, sanctionner et intimider les médias qui refusent de suivre le discours officiel.
Le 12 juin dernier, la Superintendance de l’Information et la Communication, ou « Supercom », l’organe régulateur institué par la Loi de Communication, a ainsi sanctionné le journal El Universo à payer une amende de 350,000 dollars, correspondant à 10% des revenus du journal au dernier trimestre. En cause, le refus de la part du journal de publier un message rectificatif exigé par la Supercom ; le titre et le format de cette rectification ayant été imposés par cette dernière.
Par ailleurs, en février 2014, sous la menace d’une amende similaire, la Supercom a contraint Xavier Bonilla, alias Bonil, un des dessinateurs du journal, à modifier une caricature qu’elle considérait diffamatoire.
D’autres journaux tels que La Hora, Expreso, Extra ou la chaîne Teleamazonas ont également été sanctionnés de la même manière par la Supercom dans les derniers mois.
En 2011, le même journal El Universo fut poursuivi en justice directement par le Président lui-même. Suite à la publication d’un éditorial à son encontre, il exigea 40 millions de dollars de dommages et intérêts et une peine de 3 ans de prison pour les éditeurs du journal et l’auteur de l’éditorial. Le Président obtint gain de cause en dernière instance, mais « pardonna » le journal et ses représentants.
Aux poursuites judiciaires intimidantes et aux mesures visant à censurer la presse, s’ajoutent les insultes du Président Correa proférées lors de ses discours télévisés hebdomadaires. Chaque samedi, le chef de l’État n’hésite pas à menacer et insulter publiquement à la télévision des journalistes, des rédacteurs en chef, des éditeurs, mais aussi des leaders politiques, des dirigeants de mouvements sociaux qui s’opposent à sa politique.
Nous nous permettons de joindre à cette lettre un rapport publié en janvier 2012 par notre organisation suite à une mission à Quito. Les conclusions restent malheureusement d’actualité. Le rapport révèle comment le gouvernement de Rafael Correa, malgré une volonté affichée de « démocratiser » la communication et les médias, cherche activement à contrôler le débat public en marginalisant les voix critiques et indépendantes, à travers :
• un imposant appareil communicationnel composé d’une multitude de médias gouvernementaux ou
proches du pouvoir afin de véhiculer le discours officiel ;
• un discours officiel omniprésent et agressif visant à dénigrer toutes les voix critiques au pouvoir et
indépendantes de celui-ci ;
• une Loi de Communication qui a créé et institutionnalisé les instruments nécessaires pour censurer et
asphyxier économiquement les entreprises de presse.
Certes, l’Équateur connaît une période historique de stabilité politique et de croissance économique indéniables mais ceci ne doit pas aveugler la communauté internationale sur la dégradation de la liberté d’information dans le pays et le caractère de plus en plus autoritaire du Président Correa et de son gouvernement face à ses opposants.
Nous partageons donc avec vous notre profonde inquiétude face au risque qu’en Équateur, la presse devienne de plus en plus docile, contrainte de sacrifier son indépendance éditoriale afin d’éviter les attaques publiques du Président et des sanctions économiques et judiciaires arbitraires et démesurées.
L’Association Mondiale des Journaux et des Éditeurs des Médias d’Information (WAN-IFRA) soutenue par le Forum Mondial des Rédacteurs en Chef (WEF) dénoncent depuis plus de trois ans les violations de la liberté d’expression dans ce pays. Des dénonciations également relayées par des organisations du monde entier, telles que :
Reporters Sans Frontières ;
Le Comité de Protection des Journalistes ;
La Société Interaméricaine de Presse ;
Le Rapporteur Spécial pour la Liberté d’Expression de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme de l’Organisation des États Américains (OEA).
Nous connaissons l’engagement du gouvernement français en faveur de la liberté de l’information. Votre rencontre avec le Président Correa lors de votre passage à Quito le 26 juin constitue donc l’occasion d’exprimer publiquement ces préoccupations.
Nous vous demandons de contribuer à mettre fin à cette politique systématique et autoritaire de bâillonnement de la presse indépendante dans le pays en interpellant le Président Correa sur ce sujet, lors de vos réunions bilatérales.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de notre haute considération.
Tomas Brunegård
Président
Association Mondiale des Journaux et des Éditeurs des Médias d’Information, WAN-IFRA
Marcelo Rech
Directeur Exécutif de Journalisme, Groupe RBS, Brésil
Président Forum Mondial des Rédacteurs en chef, WEF
Jacques Hardoin
Directeur Général
La Voix du Nord SA
Membre du Comité Exécutif de WAN-IFRA représentant du SPQR
Jean Hornain
Directeur Général
SNC Le Parisien Libéré
Membre du Comité Exécutif de WAN-IFRA
François Dufour
Rédacteur en chef, Play Bac Presse
Membre du Conseil d’Administration WAN-IFRA représentant du SPQN
Depuis sa fondation en 1948, WAN-IFRA défend la liberté et l’indépendance de la presse. Elle représente plus de 18 000 publications de presse, 15 000 sites Internet et plus de 3 000 éditeurs dans plus de 120 pays. L’association représente l’industrie de la presse au niveau international : Observateur auprès de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe, WAN-IFRA dispose d’un statut de Conseiller Spécial auprès des Nations Unies.
Cc : Fleur Pellerin, Ministre de la Culture et de la Communication