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Interview de Ken Doctor : l'exemple de l'Europe

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Interview de Ken Doctor : l'exemple de l'Europe

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14785

Des pratiques commerciales de la côte est aux techniques de la Silicon Valley, les sociétés d’édition européennes trouvent depuis longtemps une source d’inspiration aux États-Unis. Mais à l’heure où les sociétés de médias du monde entier doivent s’adapter à la nouvelle ère numérique, quelques entreprises européennes proposent des solutions astucieuses dont les sociétés de presse américaines pourraient s’inspirer.

C’est ce que constate Ken Doctor, analyste des médias, dans une récente série d’articles pour le Nieman Lab. Ken Doctor, l’auteur du livre Newsonomics: Twelve New Trends That Will Shape the News You Get, choisit quelques exemples de sociétés de médias prospères en Europe, comme Schibsted en Norvège qui s’est diversifiée en se lançant dans les services numériques et les annonces classées en ligne, Gossweiler Media en Suisse qui a créé un modèle communautaire remportant du succès et Sanoma en Finlande qui a réussi à convaincre les lecteurs de son produit imprimé à payer davantage pour accéder à son contenu numérique.

Quels sont les autres enseignements que les sociétés américaines doivent tirer de l’expérience des Européens ? Et qu’est-ce que les sociétés européennes peuvent encore apprendre des États-Unis ? Ken Doctor apportent ici quelques éléments de réponse.

WAN-IFRA : Dans l’un de vos récents articles, vous avez écrit que, contrairement aux Européens qui se tournent vers les États-Unis, les éditeurs américains s’intéressent rarement à ce qui se fait en Europe. Pourquoi ?

DOCTOR : À mon avis, la raison est double. 1) Les Américains ont tendance à ne pas voir plus loin que le bout de leur nez. Nous sommes ici de l’autre côté de l’Atlantique, dans un vaste pays où les gens – et pas uniquement dans l’industrie de l’information – sont davantage centrés sur leur pays que sur le monde extérieur.  2) Un grand nombre des toutes premières innovations sur le réseau Internet ont vu le jour aux États-Unis. Ce sont, à mon avis, les deux raisons pour lesquelles les Américains ne se sont pas beaucoup intéressés à l’Europe.

WAN-IFRA : Les sociétés européennes prospères sur lesquelles vous vous concentrez ont réussi à monétiser leur contenu numérique. Existe-t-il aux États-Unis des stratégies permettant de gagner de l’argent avec le contenu numérique dont les Européens devraient, à votre avis, s’inspirer ?

DOCTOR : L’une des principales concerne la vente – le concept selon lequel des sociétés d’information locales deviennent des agences publicitaires numériques. Un grand nombre d’entreprises comme Gannett, Hearst et Media News ne veulent pas se contenter de vendre de l’espace publicitaire sur leurs propres sites ou journaux, mais veulent aussi proposer du marketing sur moteur de recherche, du couponnage mobile, des sites Facebook. Et comme ils sont des marques fiables, ils seront, outre des éditeurs et des vendeurs d’espaces, des conseillers dignes de confiance. Quelques sociétés d’édition ont adopté cette approche en Europe, mais la plupart sont à la traîne.

D’une manière générale, j’ai aussi constaté un développement moindre en matière d’agrégation. L’expérience du Huffington Post a aussi été exploitée par plusieurs autres sociétés d’information américaines. Dans l’ensemble, les techniques d’agrégation sont sous-développées en Europe. Or je pense qu’elles sont cruciales car le coût du contenu sera un facteur important dans les années à venir.

WAN-IFRA : Vous soulignez que Gossweiler Media oblige les annonceurs à acheter de l’espace sur différentes plates-formes et que le journal Helsingin Sanomat du groupe Sanoma met des bâtons dans les roues de ses clients qui souhaitent acheter le produit imprimé uniquement. Les sociétés de médias américaines devraient-elles être tout aussi exigeantes lorsqu’il s’agit d’inciter les clients à migrer vers le numérique ?

DOCTOR : On ne peut être exigeant que si on propose suffisamment de valeur. C’est la loi dans le milieu des affaires, n’est-ce pas ? Dans le cas de Gossweiler, il peut transformer son système et imposer l’achat sur l’ensemble des plates-formes parce qu’il est devenu un must tant en matière de nouvelles locales que de commerce local.

Dans le cas de Sanoma, je trouve des similitudes avec le New York Times dans la mesure où le journal [Helsingin Sanomat] a tant de valeur que le client est emballé par les services qu’il lui rend tous les jours ou toutes les semaines. Une fois qu’il est conquis par cette relation durable, il n’est pas difficile de lui dire : « Nous savons que vos habitudes changent et nous vous facilitons maintenant l’accès à différentes plates-formes, il vous suffit pour cela de nous donner 10 % de plus ». Mais l’essentiel est que l’argument clé de vente d’un média soit réalisé. C’est ce qui compte vraiment.

WAN-IFRA : Vous avez cité l’exemple du groupe Sanoma qui a réussi à demander un supplément à l’abonnement imprimé pour accéder au contenu numérique. Pensez-vous que ce modèle puisse être transposé aux États-Unis ?

DOCTOR : Plusieurs grands quotidiens américains font payer un supplément. Il existe en fait deux modèles : celui du New York Times qui pratique un prix unique permettant d’accéder à tous les contenus, mais qu’il augmentera au fil du temps et celui adopté par plusieurs quotidiens qui consiste à demander un petit supplément pour l’accès au contenu numérique. Je pense que cela peut marcher. Le produit doit être suffisamment bon pour que les gens acceptent de payer lorsqu’on leur demande une rallonge. La présentation du produit numérique doit être parfaite. Si vos lecteurs vous font confiance, si vous demandez un prix raisonnable – une augmentation de 5 à 10 % par exemple – et si vous l’intégrez complètement à votre stratégie marketing comme l’a fait le groupe Sanoma, mais que peu de journaux font, ça peut alors marcher.

WAN-IFRA : Est-ce qu’il y a un risque pour que certains modèles qui ont du succès à l’échelle européenne ne puissent pas être facilement transposés au marché américain – par exemple Piano Media qui a mis en place des murs à péage nationaux en Slovaquie et en Slovénie ?

DOCTOR : Je pense que le modèle de Piano Media peut être appliqué de deux façons. Il pourrait fonctionner au niveau régional où les gens s’intéressent à l’actualité de l’état ou lorsque les nouvelles régionales sont très importantes. Il ne fonctionnerait pas au niveau national car il y a manifestement beaucoup trop d’acteurs nationaux.

Il pourrait aussi fonctionner pour des produits de niche. Des sites gastronomiques par exemple. Si Epicurious s’entendait avec, disons, une demi-douzaine de sites de qualité proposant des recettes gastronomiques et demandait un droit d’accès, cela pourrait fonctionner. Le même type de modèle pourrait être appliqué aux publications spécialisées dans les sports, l’économie, les techniques et la santé si elles disposaient d’une masse critique pour un contenu de niche dans l’un de ces domaines.

WAN-IFRA : Gannett ayant annoncé la mise en place de murs à péage pour ses 80 titres (excepté l’USA Today), il semblerait que ce que vous avez appelé le « Paid Content 2.0 » batte son plein aux États-Unis… À votre avis, l’Europe va-t-elle bientôt connaître une tendance similaire ?

DOCTOR :  Nous constatons déjà que plus d’un dixième des quotidiens américains facture l’accès au contenu numérique d’une façon ou d’une autre. Ce n’est pas en soi une stratégie très lucrative. Pour l’essentiel, elle permet d’augmenter les revenus de diffusion de 5 à 10 % si elle est menée correctement. C’est bien d’avoir 5 à 10 % de revenus en plus ; c’est mieux que d’en perdre, mais ce n’est pas une somme considérable. Cela les aide un peu à court terme, mais le problème est que cela touche surtout leurs lecteurs actuels. Or des deux côtés de l’Atlantique, les lecteurs de journaux ont une soixantaine d’années. Trop de journaux essaient de gagner davantage d’argent avec la même audience. C’est bien, mais ils ne font pas suffisamment d’efforts pour conquérir une nouvelle audience susceptible de leur rapporter de l’argent en achetant leur contenu ou en générant des recettes publicitaires.

WAN-IFRA : Comment les sociétés d’information peuvent-elles alors courtiser une nouvelle audience plus jeune ?

DOCTOR : Facebook est l’un des moyens les plus prometteurs actuellement. Les leaders dans ce domaine – le Wall Street Journal, le Washington Post, le Guardian et NPR –  affirment : « L’important pour nous n’est pas d’attirer de nouvelles personnes sur notre propre site ou vers nos propres applications, mais de les amener à consulter notre contenu et, probablement, nos publicités… » Ils ont surtout mis en place des mini-sites sur Facebook qui permettent au Journal de gagner de l’argent grâce à la publicité ; pour le moment, Facebook leur laisse l’ensemble de ces recettes. Facebook semble être le meilleur moyen de nos jours pour drainer de nouvelles audiences qui ne connaissent pas bien la marque et peuvent rapporter de l’argent grâce à la publicité. À défaut d’abonnement, elles paient pour un produit spécial ou des numéros spéciaux.

WAN-IFRA : Vous avez écrit que les sociétés de médias se mondialisaient de plus en plus comme le Financial Times et le Wall Street Journal. Va-t-on assister à davantage de fusions de médias à travers le monde ?

DOCTOR : Je pense que oui, mais le calendrier est vraiment incertain. Si les investisseurs contraignent Rupert Murdoch de se retirer du marché de la presse, il est intéressant de s’interroger sur la possibilité d’une association entre le Wall Street Journal et le Financial Times. Ils desservent un marché comparable et essaient tous les deux d’être des acteurs mondiaux.

Dans un premier temps, je pense que les fusions d’entreprises seront plus nombreuses au niveau national. La nature des techniques et les réductions de coûts font que, comme c’est le cas de Digital First Media – les sociétés d’information peuvent travailler de manière beaucoup plus efficace en centralisant davantage les techniques, les finances et quelques publicités nationales en ligne et concentrer vraiment leurs ressources – si elles sont aux mains d’une seule entreprise – sur la production et la vente de contenus.

Auteur

Hannah Vinter's picture

Hannah Vinter

Date

2012-04-04 12:18

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