Les attentats de New York avaient mené au Patriot Act. Sachons répondre avec plus d’intelligence à la terreur qui vient de frapper Paris, plaide Andrew Heslop, directeur chargé des questions de liberté de la presse auprès de WAN-IFRA, l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information
En mémoire de Charlie
Il y a des statistiques alarmantes. 61 morts. 70 morts. 74 morts. 47 morts. 44 morts. 74 morts.
Ces chiffres représentent le nombre de journalistes tués, chaque année, de 2009 à 2014. Ils sont plus de 1100 à avoir été tués dans l’exercice de leurs fonctions depuis 1992 – si l’on s’en tient aux estimations les plus conservatrices.
Alors que l’année commence à peine, Charlie Hebdo et la France pleurent l’assassinat de dix journalistes et de deux policiers. Ils seront, malheureusement, encore plus nombreux, à mesure que les mois passent. Lorsque des journalistes sont assassinés, c’est toute notre société qui saigne. Est-ce que cette dernière et infâme boucherie va enfin réveiller les consciences sur le fait qu’une atteinte à la liberté d’expression d’un journaliste est une attaque contre nous tous?
Aussi bouleversant qu’il puisse être, l’abominable attentat n’est pas un incident isolé. C’est un exemple extrême de la réalité brutale, souvent démentielle à laquelle font face des milliers de professionnels de l’information à travers le monde.
Parlez aux journalistes au Yémen, en Syrie, en Irak, au Pakistan, au Mexique, et dans d’innombrables autres pays, et vous réaliserez que le choc et la peur qui ont abasourdi la France sont trop souvent familiers dans tous ces pays. Cette attaque s’est produite dans un pays qui, tout en luttant avec son identité multiculturelle, chérit la différence, l’exception culturelle et la diversité – un coup d’autant plus tragique pour tous ceux qui chérissent ces valeurs.
Ce qui est accablant, c’est que le climat de haine qui alimente si régulièrement les attaques contre les journalistes dans le monde frappe pour la première fois le cœur des rédactions européennes.
Alors que nous pleurons les victimes de Charlie Hebdo, et que les circonstances de ce crime s’éclairent d’heure en heure, le moins que l’on puisse espérer de cette tragédie est qu’elle puisse profondément marquer l’esprit assoupi des Européens. Nous allons réaliser à quel point nos libertés fondamentales sont devenues si précaires; et à quel point la mise à mort de tout homme, toute femme, simplement parce qu’il ou elle exerce son droit à la liberté d’informer, représente le mal absolu. Que ce soit à Paris, à Sanaa ou à Bagdad, cela ne fait aucune différence.
La solidarité est le meilleur remède à cette oppression. Mais la triste réalité – au vu de l’indifférence face aux innombrables autres tragédies subies par les journalistes au cours des années – c’est que, malheureusement, tant que la menace reste éloignée, que la barbarie n’explose pas dans votre jardin, cela reste une menace bien théorique pour la plupart d’entre nous, à laquelle on reste trop souvent insensible.
L’attentat de mercredi frappe au cœur de la démocratie, et ébranle les nations aspirant à plus de démocratie. Une attaque sur une publication comme Charlie Hebdo – intrépide et irrévérencieux, imperturbable et inébranlable dans son irrévérence politique et sa critique de la société opiniâtre acerbe et pénétrant commentaire social - est une attaque directe contre les valeurs défendues par nos sociétés. La tolérance, le sens du vivre ensemble, et la défense d’une société conviviale qui ne suscite ni esclaves ni maîtres sont à la base d’une philosophie qui a maintenu l’Europe en paix depuis la Seconde Guerre mondiale et à certains égards, est devenu l’ultime étalon du progrès. Apprendre à respecter la différence tout en ne souffrant aucune exception à la règle qui veut que «je peux ne pas aimer ce que vous dites, mais je défendrai à la mort votre droit de le dire.»
Jamais cette phrase n’aura eu autant d’écho dans les circonstances qui nous accablent.
Cet attentat déchire des lignes de fracture qui pourtant se réduisaient au fil des décennies. Tous les extrémismes cherchent à exploiter l’apparente fragmentation d’une Europe obsédée par la souveraineté nationale, et à pousser les Européens à retomber dans le cercle vicieux de l’amertume, de la haine et du sectarisme qui minent notre histoire.
L’Europe est grande justement par sa diversité, ses paradoxes et sa complexité. Quelque soit le dogme - religieux, économique, politique ou autre - qui cherche à imposer une vision unique sur la société Européenne, en particulier par des moyens violents, il court à sa perte.
Et là où cette croyance vacille et où des attaques visent à fragiliser cette volonté, la presse a une responsabilité de rappeler aux Européens leur passé et de se projeter dans leur avenir, en prenant en compte les valeurs pour lesquelles tant de personnes se sont battues et sont mortes avant la naissance du nouveau continent.
Les attaques telles que celle de mercredi ont pour objectif d’exploiter les craintes nourries par la différence de religion et de culture. Nous ne devons pas laisser faire. Nous devons veiller à ne pas réagir par des appels à une législation plus stricte qui pourrait mettre en danger les libertés qu’une presse critique est précisément destinée à protéger. Les leçons de nos cousins américains et le «Patriot Act» qui suivit le 11-Septembre comme réponse à la terreur doivent nous rappeler que les menaces contre nos libertés sont multiples. Prenons le temps de réagir, mais prenons d’abord le temps de porter le deuil de cette ultime tentative d’entrave à notre liberté.
Nous ne pouvons ni prévoir ni empêcher des fondamentalistes déséquilibrés, mais nous pouvons parfaitement maîtriser notre réaction. Devant cette tragédie, nous avons le devoir de repousser la peur qui est censée se répandre. Ces victimes ont été martyrisées non pas au nom d’un prophète, d’une cause ou d’une croyance religieuse manipulée, mais au nom d’une vision déformée de notre propre monde. Nous avons un devoir envers ceux qui sont morts pour résister à cette vision. Ils ont vécu au nom de la liberté, et sont morts en fidèles partisans.
Andrew Heslop
WAN-IFRA – The World Association of Newspapers and News Publishers
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