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Revoir les critères journalistiques - Interview d’Ulrik Haagerup

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Revoir les critères journalistiques - Interview d’Ulrik Haagerup

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13590

Ulrik Haagerup, directeur des informations, National Danish Broadcasting Corporation

Ulrik Haagerup est directeur des informations pour National Danish Broadcasting Corporation (DR) depuis 2007, lorsqu’il a quitté le quotidien Nordjyske Media pour aider au développement multimédia de DR. En tant que rédacteur en chef à Nordjyske, il a activement participé à la transformation faisant du quotidien un pionnier du multimédia. La salle de rédaction est un brillant exemple de convergence et de nombreux dirigeants de presse sont venus du monde entier pour voir Nordjyske en pleine action. Le nombre de personnes intéressées est si important que la société a commencé à faire payer les visites !

Reporter télé de formation, Ulrik Haagerup est retourné aux sources en joignant DR, mais avec un curriculum vitae que la plupart des gens ne manquent pas d’envier. Et en effet, DR News a pris la bonne voie depuis son arrivée et a réussi cette transition toujours difficile vers la convergence.

« DR a toujours été inspiré par ce que nous avons fait à Nordjyske Media en matière de multimédia… Ils ont en quelque sorte transposé cette stratégie à leurs activités lorsqu’ils ont fondé leur entreprise média pour la télévision, la radio et les activités en ligne, appelée DRC. Et juste après s’être lancés, ils m’ont demandé de diriger les infos (en 2007) et c’est ce que je fais depuis. L’idée est de changer la philosophie, penser d’abord à l’article puis à la plate-forme… nous avons créé une matrice avec des entrées et sorties. Au lieu d’avoir cinq étapes – une pour la télé, une pour la radio, une pour les produits en ligne, une pour notre chaîne d’infos en continu et une pour les affaires publiques – nous en avons qu’une. Et un seul rédacteur en chef chargé de ces activités. Après quatre ans, cela commence à porter ses fruits. Pas plus tard qu’avant-hier, on m’a proposé un poste avec une responsabilité plus grande encore : la charge des affaires publiques et de toutes les activités concernant les infos, donc la charge d’environ 600 personnes. C’est super ! »

Il est amusant de noter qu’Ulrik Haagerup a passé les 18 premières années de sa carrière à travailler pour les produits imprimés, en partie en tant que rédacteur en chef de Morgenavisen Jyllands-Posten. Sa solide expérience lui a valu de devenir membre du réseau Global Agenda Council sur l’avenir du journalisme du Forum économique mondial (World Economic Forum) et du consortium international des journalistes d’investigation à Washington, D.C. En 1990, il a reçu l’équivalent danois du prix Pulitzer, le prix Cavling.

Ulrik Haagerup partagera son expérience et ses points de vue perspicaces et provocateurs au cours de la session sur le leadership au Congrès mondial des journaux à Vienne (13 au 15 octobre).

 

WAN-IFRA : Comment comparer votre travail pour DR avec votre travail pour Nordjyske ?

ULRIK HAAGERUP : Ce qui est intéressant, c’est que le processus est exactement le même, les outils sont les mêmes, les problèmes sont les mêmes. Cela a été une surprise. Il s’agit d’un processus de changement, il faut donc guider les gens différemment. Il ne s’agit pas de réduction des coûts, il s’agit de qualité journalistique. Comment avec le peu de ressources à disposition améliorer la qualité journalistique en travaillant plus intelligemment, en partageant des idées, des articles, des opinions au lieu de tout garder pour soi ?

Le personnel de l’environnement numérique/radio est tout autant réfractaire au changement que celui de la rédaction du journal imprimé. Dans notre industrie, nous aimons parler de défis à relever, de progrès, mais nous détestons les changements qui accompagnent ces défis et ces progrès. Et nous sommes très conservateurs. Comme les habitudes de nos clients changent très rapidement, surtout la technologie employée, il faut que nous accélérions notre processus de changement. Il est extrêmement important de professionnaliser la façon dont nous guidons le personnel dans cet environnement. Il faut que nous nous distancions de la façon dont la grosse industrie guide son personnel. Si vous souhaitez devenir une société innovatrice où les idées coulent à flot, où la façon de penser est différente et où l’environnement de travail laisse libre cours à la création, il faut guider le personnel autrement que pour une usine. Et de nombreuses salles de rédaction au monde sont dirigées comme s’il s’agissait d’usines. Il faut changer tout cela et en même temps changer la culture de travail de votre équipe, le processus de travail, les technologies… cela devient vraiment intéressant.

 

WAN-IFRA : Revenons-en à 2003, lorsque vous avez amorcé le changement à Nordjyske. Aviez-vous l’impression d’être équipé pour mener à bien ce changement et comment l’avez-vous poursuivi au sein de l’entreprise ?

ULRIK HAAGERUP : Il existe une pléthore de livres intéressants sur le management, de séminaires et formations à suivre sur le sujet, mais c’était de trop pour une petite tête comme la mienne. J’ai décidé qu’il n’y avait qu’une seule chose à comprendre : pour changer les choses, il faut comprendre soi-même de quoi il retourne et il faut communiquer deux choses essentielles (à la société). La première est : ‘Il y a le feu’. Nous ne pouvons pas continuer comme cela. Si vous ne pouvez pas faire comprendre aux gens pourquoi cela ne marche pas et pourquoi il faut changer, ce sera l’échec. Et la deuxième chose plus difficile : il faut les mettre en confiance et avoir une vision claire du résultat si le changement est introduit. Il faut être capable de leur communiquer cela, sinon les gens ne verront que des problèmes au changement. Voilà, c’est ainsi qu’il faut passer de A à B… et c’est cela qu’on appelle communément « stratégie ». Il s’agit d’impliquer les gens, de leur donner des responsabilités. C’est aussi simple que cela.

Dans notre secteur, il est facile de crier au feu. Vous avez les chiffres de diffusion et les revenus publicitaires qui déclinent, Facebook qui prend son envol, Google qui vole des dollars publicitaires. Bien sûr, le problème pour de nombreuses entreprises est de croire que ce qu’il y a de nouveau sera nécessairement mieux que l’ancien. Je ne pense pas qu’il s’agisse ici de travailler plus dur, mais de travailler plus intelligemment. Le personnel ne peut pas courir plus vite aujourd’hui. Il aurait peut-être pu il y a une douzaine d’années… mais aujourd’hui ce n’est plus possible.

À Nordjyske, le problème était assez simple : « Ou bien nous licencions un tiers de l’effectif, ou bien l’effectif devait en faire plus. » À DR, c’était similaire : Une semaine après le démarrage, on m’a demandé de licencier 23 % de l’effectif. Il est alors plus facile d’annoncer le changement : « Ceux qui restent doivent améliorer la qualité et ne peuvent pas produire moins que ce que nous produisions avant la baisse de l’effectif. Donc comment allons-nous faire ? Eh bien, il est évident qu’il faut changer certaines choses. N’est-il pas stupide que cinq journalistes appellent tous le même homme politique pour avoir la même citation ? Pourquoi ne pas partager les infos ? Il suffit de s’organiser autrement. »

Une chose que je dis souvent à mes collaborateurs ou quand je suis invité à une conférence quelque part, c’est combien la crise est bénéfique. En grec ancien, ‘krisis’ signifie ‘tournant décisif’. Les Grecs pensaient que si vous aviez la fièvre et qu’elle ne s’atténuait pas au bout de cinq jours, c’était la mort assurée. Si par contre la situation s’améliorait, vous continuiez à vivre. Ces cinq jours constituaient une tournant décisif. Si vous ne paniquez pas, vous pouvez vous servir de la crise pour retourner les choses, à condition d’expliquer où vous voulez aller et comment vous voulez y aller.

En salle de rédaction, il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes. Et pendant longtemps, peut-être pendant 10 à 15 ans de trop, les journaux n’ont travaillé que pour le papier. Beaucoup ont loupé le coche, un peu comme dans l’industrie de la musique, c’est-à-dire que certains n’ont pas saisi le potentiel incroyable que représentait la distribution du contenu en ligne. Ils n’ont pensé qu’au côté enregistrement de la musique.

Mon exemple favori, c’est Starbucks. La société est venue au Danemark et a essayé de convaincre les gens que le café était bien meilleur chez eux. Et en fait, il ne l’est pas, il est seulement plus cher. Et comment s’y est-elle prise ? Pourquoi cette société est –elle parvenue à convaincre les gens ? Eh bien, parce qu’elle est la seule parmi les chaînes multinationales de café à avoir compris une chose : « Nous ne sommes pas dans le café et en servons aux clients ; nous sommes dans le relationnel et servons du café. » C’est leur concept. Et beaucoup de journaux locaux pensent qu’ils doivent continuer à distribuer leurs produits sept jours sur sept. Pourquoi ? Pourquoi pas cinq jours ou trois jours sur sept… et combiner cette parution sur papier journal à un magazine sur papier glacé ou un bon site Web ? Pour en arriver là, il faut changer d’identité et la façon de faire du business.

 

WAN-IFRA : Que fait DR de particulier pour établir des liens avec son audience ?

ULRIK HAAGERUP : Une des choses à laquelle je porte particulièrement attention est le changement de la perception des infos. Je m’explique : Pourquoi sommes-nous là et quel est le sens des infos dans la société ? Nous devons vraiment rechercher davantage ce que veulent les gens. Ils ont accès à tellement d’informations qu’ils sont près de les dégurgiter. Ils se noient dans un océan d’infos. Donc ce dont ils besoin, ce n’est pas un nombre encore plus grand d’infos mais de meilleures infos.

La deuxième chose est… qu’on a appris aux journalistes que ce sont les mauvaises nouvelles qui font de bonnes infos. Au cours des 25 dernières années, nous (l’industrie de la presse), nous nous sommes basés sur les critères appliqués par la presse populaire aux infos. Ces critères provenant de la presse populaire ont été repris par la presse en ligne et les journaux de qualité.

En fait, les journalistes du monde entier perçoivent les infos de quatre façons. Nous rédigeons nos articles sous l’angle des escrocs, des victimes, du drame ou des conflits.  Le problème est que quand vous regardez les actualités ou la page de une d’un journal – et je parle ici du journalisme couvrant les sujets politiques ou économiques – vous ne voyez que ce qui ne marche pas, que les problèmes. Pourquoi faire un article sur les sociétés de transport en commun qui augmentent leur prix et diminuent le niveau de service, parce que les gens ne prennent plus le bus, alors que ce genre d’article a déjà été écrit des centaines de fois ? Ce qui ferait un bon article serait, en revanche, de trouver une société de transport en commun au Danemark qui a des passagers, dont les bus arrivent à l’heure et qui gagne de l’argent. Y en a-t-il ? Et s’il en existe une, comment fait-elle pour y parvenir ? Ça, c’est du bon journalisme. Il n’y a ni drame, ni victimes, ni escrocs, ni conflit.

Un de mes objectifs est que notre société au Danemark et les sociétés de presse du monde entier s’appuient sur ce genre de critères journalistiques. Pourquoi ne pas les ajouter à notre liste de critères ? Moi, c’est ce que j’appelle des infos constructives, des articles qui en inspirent d’autres.

Donc il faut que nous changions, que nous changions notre identité et notre perception. Je ne parle pas ici d’une presse qui ne joue pas son rôle de chien de garde de la société et n’émet pas de critiques. Nous pouvons bien sûr être critiques. Quelques personnes me rétorquent : « Vous voulez parler de choses positives comme le soleil et les petits oiseaux dans le ciel ? » Non,  ce n’est pas ce que je veux dire. De bons articles peuvent inspirer et raviver le débat démocratique. Un autre exemple : Nous avons de grandes discussions en ce moment sur les retraites anticipées et les gens ont peur de perdre leurs avantages sociaux de base. Bien sûr que nous interviewons les gens qui ne sont pas contents, mais ce qui serait encore mieux, c’est de voir parmi les pays qui présentent une situation similaire à la nôtre ceux qui parviennent à de bons résultats dans ce domaine et pourquoi. Cela pourrait donner des arguments valables à ce débat national. Nous pouvons aller en Finlande par exemple et voir comment leur plan de retraite anticipée marche, comment ils ont persuadé les syndicats d’y adhérer et cela servira d’excellente base au débat dans notre propre pays.

L’idée c’est que pendant les actualités de la journée ou du soir, à la télé, à la radio, en ligne, il devrait y avoir au moins une info de constructive.

Et cela n’a rien à voir avec la structure organisationnelle ou la convergence des médias – cela a à voir avec notre identité.

 

WAN-IFRA : Venant des produit imprimés et travaillant maintenant avec la télévision, quel est le potentiel qui peut se dégager de la télévision, la Web TV, etc. pour les journaux ?

ULRIK HAAGERUP : Je pense que chaque société média, qu’elle ait des produits imprimés ou non, doit présenter un caractère unique. Ou vous êtes moins cher ou vous êtes meilleur. Et si n’êtes pas moins cher – parce que personne ne paiera pour des infos normales sur le Web – il faut présenter quelque chose de spécial. Il faut exceller dans un domaine. Le modèle financier pour média de masse est en train d’aller à vau l’eau.

Il n’y a que quatre façons de financer vos activités numériques : l’abonnement est payé directement ou indirectement et les gens ne veulent pas en entendre parler pour l’instant. Deuxièmement le financement par la publicité. Le problème est que les annonceurs vont là où il y a du trafic et le trafic est sur Facebook et Google. Google au Danemark est devenu le support publicitaire le plus important, plus important même que la télévision, et cela en juste deux ans. Facebook parviendra probablement au même résultat dans quelques années. Et ils ne dépensent pas d’argent pour embaucher des journalistes indépendants au Danemark comme le font les journaux, ce qui est un grand problème démocratique.

Il ne reste que deux moyens de financer le journalisme. Le premier est de trouver un philanthrope très riche. Et le dernier est d’obliger chacun à payer un peu pour que chacun puisse avoir beaucoup : un modèle suivi par de nombreuses entreprises publiques comme la BBC et DR pour financer leurs activités. Les Américains appellent cela socialisme, parce que c’est contrôlé par le gouvernement, bla-bla-bla… Je suis d’accord, le gouvernement ne devrait pas s’immiscer, mais les gens doivent comprendre que de telles entreprises sont importantes pour la démocratie d’un pays.

Ce qui est au cœur de la crise du journalisme, c’est l’érosion des modèles économiques. Je pense qu’il n’y a qu’une seule chance de s’en sortir : produire quelque chose qui a beaucoup d’importance pour un nombre moins grand de personnes et faire payer un prix plus élevé.

 

WAN-IFRA : Quel est votre avis sur les modèles payants qui existent à l’heure actuelle ?

ULRIK HAAGERUP : Eh bien, il faut faire des essais. Mais il faut bien se rappeler une chose : il faut se concentrer sur des produits de niche et améliorer sa qualité. Une publication comme The Economist a toujours du succès parce que son contenu est excellent et que vous ne le trouvez nulle part ailleurs.

Auteur

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Dean Roper

Date

2011-07-12 17:00

Author information

Le bimestriel « WAN-IFRA Magazine » traite des derniers développements et des particularités de l’industrie de la presse et des médias du monde entier. La revue donne également de précieuses informations de fond sur un grand nombre de sujets. En savoir plus ...